• Al-Cha'b yurîd jordanien

     Al-cha'b yurîd jordanien

     

     

    Petit pays au sud de la Syrie, si discret même dans le conflit syrien que l’on pourrait supposer qu’il en est absent tant au niveau des forces en présence qu’au niveau de l’accueil des réfugiés aux frontières.

    Plus que jamais, la monarchie hachémite est prise dans un engrenage géopolitique et est incluse dans une zone géographique de crise majeure. Son histoire a d’ailleurs toujours mis le pays en position de zone tampon accueillant des réfugiés. De 1948 à 1967, ce sera le cas durant les guerres israélo-palestiniennes. Nous y reviendrons toute à l’heure. En 2003 et durant toute la période d’occupation en Irak par l’armée américaine, la Jordanie conservera son rôle d’accueil de réfugiés. Ce n’est pas un rôle voulu mais sa position géographie, en plein centre de l’échiquier géostratégique du Proche-Orient lui impose la présence de réfugiés qu’elle ne peut stopper.

     

    La Syrie a été l’évènement au Proche-Orient du 20ème siècle qui a déclenché pleinement un afflux de réfugiés encore rarement vu. Bien entendu, la Jordanie n’a pas dérobé à son rôle mais l’arrivée par centaines de milliers de syriens a fait émerger des contraintes immenses économiquement, politiquement et socialement dont le pays se serait bien passé.

     

    Pour donner quelques chiffres, depuis mars 2011 (date donnée comme celle du début des révolutions de grande ampleur à Homs et Hama), c’est 2,3 millions de réfugiés qui ont été contraints de fuir les zones d’affrontements à cause des risques de mort ou tout simplement suite à la destruction de leur habitat suite aux bombardements. Les chiffres sont ceux du Haut Commissariat au Réfugiés (HCR). Ce qu’il important de noter dans cette exode c’est que 97% de ces familles émigrées, la destination a été un pays voisin. Le plus souvent, ce fut la Turquie, l’Irak, le Liban ou Jordanie.

     

    La Jordanie n’a néanmoins donné des signes d’alarme humanitaires qu’en janvier 2012. Cyril Roussel, géographe à l’Institut Français du Proche-Orient à Amma, affirme que le pays a connu une première vague d’émigration de mars 2011 à janvier-mars 2012 qui s’est principalement répandue dans les villes frontalières comme celle de Ramtha. Mais au mois de mars, les vagues sont continues et s’engage alors la bataille de Homs au centre du pays syrien. Il faut bel et bien lier l’engagement des combats dans la ville à la massification de l’arrivée de population syrien en Jordanie. Cette fois-ci la population a directement mis le cap sur la ville du centre du pays. Au début du mois de 2013, ce ne sont pas moins de 80 000 à 100 000  personnes qui franchissent la frontière par mois, venant principalement la ville toute proche de Deraa.

     

    En quelques mois, la situation est donc passée d’un phénomène géographique classique et sans réel impact à un phénomène d’intérêt national, véritable bourbier pour la monarchie déjà aux prises avec la crise économique mondiale.

    Le HCR parle de 600 000 syriens actuellement dans la Jordanie nord c'est-à-dire 1/10ème de la population du royaume. 70% de ces réfugiés seraient dans des villes. Les plus démunis se rassemblement ou plutôt s’entassent dans des campas comme celui de Zaatari à Mafraq ou de Mreijeb al-Fhoud à Zarqa et Arzaq à cent kilomètres de la capitale Amman.

    Si ces réfugiés posent un problème concret c’est que leur nombre ne cesse de croitre et qu’ils vivent (pour la plupart) au crochet de l’aide internationale ou locale humanitaire. Dans les camps, les conditions de vie sont particulièrement difficiles (mais peut-être moins qu’à Yarmouk) et les sorties sont extrêmement contrôlées par des autorités dont la crainte est de se laisser déborder. Comme le rappelle Ilham Younes dans son article dans Les clefs du Moyen-Orient, pour s’assurer une sortie, il faut nécessairement avoir un contact local de nationalité jordanienne puisqu’il faut qu’un habitant se porte garant de la sortie d’une personne. Or, la sortie signifie un accès au soin, un accueil dans des structures d’éducation pour les enfants ou des permis de travail ; et encore un seul permis coute 400 dollars. Il faut de fait pouvoir débourser une telle somme ce qui est loin d’être le cas d’une majorité de réfugiés.

     

    Si la Jordanie participe à l’aide des réfugiés, le HCR exhorte la communauté internationale à fournir des aides aux populations exilées de leurs foyers. Depuis mars 2011, l’UE a versé pas moins de 85 000 000 d’euros au royaume hachémite. Ces aides européennes parviennent sous forme d’investissements dans du matériel et d’instrument de coopération humanitaire. En janvier 2014, l’UE a fourni une nouvelle enveloppe de 20 000 000 d’euros. Dans tous les cas, il s’agit d’investissements pour des aides majoritairement dirigées vers des camps où l’eau n’est plus potable et constitue donc un danger direct pour l’intégrité physique des enfants ou des populations très affaiblies physiquement.

    De son coté, l’HCR aussi consacre un budget largement recevable à la Jordanie et à ses réfugiés. 62,8 millions de dollars, c’est l’investissement de l’organisme en 2010. Traduction directe et concrète de l’instabilité du Proche-Orient et du déclenchement soudain de la crise syrienne, en 2014, le budget est de 430.4 millions de dollars. Comme les aides européennes, ces investissements sont dirigés vers des aides à court terme pour une amélioration ou un rétablissement des structures pour l’accueil des besoins ou services nécessaires.

     

    Le problème structurel est donc très complexe. Il doit nécessairement être appréhendé sur la longue durée mais le mouvement permanent des grandes « plaques géostratégiques » rend difficile toute projection future. D’ailleurs, même si une solution politique était trouvée entre régime et rebelles (ce qui parait actuellement définitivement impossible), il serait inconcevable de renvoyer tous ces réfugiés syriens dans les villes respectives étant donné les problèmes sécuritaires qui découlent des fractures entres membres de l’opposition (salafistes, EIIL, ASL, Kurdes).

    La question qui se pose logiquement après de telles évaluations est : quel est donc l’avenir pour ces populations dans les pays d’accueil ? Vont-ils, à terme devenir citoyens ? C’est là aussi tout un sujet très épineux pour la Jordanie qui a déjà fait l’expérience de ce type d’assimilation. Comme nous l’avions dit toute à l’heure, sa position a fait que le royaume a accueilli une masse très importante d’exilés palestiniens lors des guerres de 1948. A ce moment, les émigrés avaient reçu la nationalité jordanienne…tous. Le pays s’était donc pleinement positionné comme terre d’accueil aux peuples arabes voisins si bien qu’aujourd’hui les Palestiniens représentent plus de 50% de la population. Mais, alors ce ne sont que des Palestiniens ? Hé oui justement ! Leur poids en politique intérieure et parfois extérieure est devenu majeur et Israël redoute justement une prophétie souhaitée par Israël : que le royaume hachémite devienne la terre officielle d’accueil pour les Palestiniens qui pourraient devenir citoyens. La Jordanie ne désire guère devenir « la patrie alternative des Arabes ».

    C’est bien pour cela que la monarchie au pouvoir a ordonné la fermeture de la frontière syrienne aux Palestiniens. Pour ceux qui ont pu passer, la vie est si miséreuse (ils n’ont pas le même statut, pas les mêmes droits et pas accès aux services) que la plupart franchissent la frontière syrienne mais dans l’autre sens.

     

    Il est donc clair que les réfugiés ont introduit une nouvelle donnée, facteur de déstabilisation du royaume alors que ce dernier se relève doucement des contestations associés aussi aux Printemps Arabes de 2011.

     

    Comment ses populations exilées peuvent-elles interférer à ce point dans l’équilibre politique, économique et social d’un pays pour le contraindre à faire une immigration massive mais choisies ?

    Revenons quelques années en arrière. Durant les révoltes arabes de 2011, la monarchie a incontestablement tremblé. Les contestations sociales ont été puissantes et menées avec brio par l’opposition, pourtant fraichement autorisée à exister (la charte date de 1992) mais régit par une branche des Frères Musulmans qui constituent le vivier d’opposition.

    De fait, en 2011, le Front Islamiste d’Action (opposition gérée de loin en loin par les Frères Musulmans) a sauté sur l’occasion pour attiser la contestation populaire. Pourtant, jamais le pays n’a souffert d’une contestation directe du pouvoir mais  plutôt de revendications sur de nouvelles réformes institutionnelles et une baisse relative des pouvoirs royaux.

    Mais les 169 millions de dollars déboursés le 20 janvier 2011 pour étouffer l’incendie traduisent bien l’urgence de l’action et le sentiment de danger qu’à probablement ressenti la monarchie. Son pouvoir pouvait être chamboulé dans ses bases les plus profondes en quelques semaines, les exemples n’ont pas manqué.

    Et pourtant, les plans financiers pour réduire le prix des denrées alimentaires et offrir de l’emploi n’a guère satisfait l’opposition et le FIA a jugé artificielles les mesures prises. Il faut dire que les réussites successives des révoltes en Tunisie et en Egypte dans le courant de l’année 2010-2011 ont fait planer un vent d’espoir sur tous les pays où le régime gouvernemental était à tendance dictatoriale. C’est peut-être ça aussi qui peut expliquer la lente militarisation de la crise syrienne ; la population a pu croire renverser le despote en manifestant. C’est une erreur d’interprétation ici. Il s’agit là d’une digression.

    En Jordanie, c’est en février 2011, que le mouvement a pris une dimension que la monarchie n’avait pas réellement prévu. 40 responsables de tribus se sont rassemblés pour dénoncer la sclérose sociale qu’ils attribuaient alors à la corruption et aux pratiques de clientélisme. La mobilisation militante des bédouins, membres ancestrales considérés comme piliers majeurs de la société est la traduction d’une crise qui ne se cantonne pas simplement aux abords de la population mais bien aux catégories « piliers » de l’échiquier politique monarchique.

    Et pourtant, la monarchie ne va guère avoir à engager de nouvelles procédures pour couper court au mouvement. Ce sont des causes extérieures à la volonté de l’opposition qui vont déconstruire en quelques jours une contestation pourtant solide. Il s’agit bien de l’éviction du président Morsi en Égypte par le général, maintenant maréchal Sissi à l’été 2013 et la confusion de plus en plus importante en Syrie avec le début des combats entres factions rebelles (EIIL et ASL). Ces différentes composantes géostratégiques purement inattendues en Jordanie vont infliger un coup terrible à l’aura des Frères Musulmans et vont répandre une crainte dans la population : et si notre pays devenait théâtre de djihad, d’attentats etc comme en Égypte ? La masse populaire s’est donc logiquement détachée du FIA et s’est largement contentée d’une monarchie dont le maillage politique reste correct en terme de contrôle sur les foules.           

    Mais ce n’est pas pour autant que le danger est écarté du pouvoir. Le danger désormais il est dans les réfugiés et leur nombre extraordinaire. Au vu de l’enlisement de la guerre syrienne, c’est sur la longue durée que doit prévoir la monarchie si elle veut faire face efficacement aux flux humains.

    Ce serait aussi sans compter sur la grogne populaire de plus en plus importante. La gestion de la crise interne et externe sur le seul territoire jordanien constitue un défit de taille pour le roi, les forces de l’ordre et les infrastructures déjà débordés. Dans la ville de Mafraq, les prix immobiliers ont été multipliés par 300, le cout de la vie augmente d’une manière fulgurante et conduit à la paupérisation d’une société déjà fragilisée et sur la défensive. Les taux de chômage sont tout autant élevés : 14% en 2013 dont 22% de chômage chez les femmes, 30% chez les jeunes (15-25 ans). Les coupures d’électricités sont fréquentes mais le plus gros problème et probablement celui qui pourrait conduire au basculement dans une guerre géostratégique défiant toutes les alliances c’est le facteur hydraulique. Dans un pays qui doit livrer 3000m3 d’eau quotidiennement au camp de Zaatari, le problème de l’eau ne peut être ignoré surtout lorsque l’on sait que la Jordanie possède un potentiel de 110 m 3 d’eau renouvelable par personne et par an. Le pays est qualifié en extrême pénurie : moins de 500 m3.

    La population attend beaucoup : le Al-cha’b yurîd jordanien est en place. Cette attitude d’attente n'est mise en place (volontairement ou involontairement d'ailleurs) que pour faire monter une pression alimentée largement par l’instabilité des pays voisins (Syrie, Irak, Liban, Israël). D’autant que les Frères Musulmans n’ont pas disparu du tissu social jordanien et sont notamment très présents dans les distributions d’aides alimentaires et sociales aux populations. Cette position stratégique au plus près du peuple, au plus près des contestations est la place privilégiée lorsqu’on veut attiser un foyer de résistance. Il suffit de montrer que l’on est capable de faire des actions aux antipodes de décisions étatiques affaiblissant le pays. Bien que les manifestations soient aujourd’hui de faible ampleur et localement contrôlées, les autorités jordaniennes suivent de très près le mouvement. D’autant que la dégradation des conditions de vie des réfugiés fait courir le risque d’une adhésion croissante à un islamisme radical et le retour au pays de centaines de Jordaniens combattant au côté de la rébellion syrienne ne fait qu’accroître la crainte d’une menace sécuritaire.

    Si la solidarité de l’« Oumma » fondée sur l’entraide collective reste forte et la générosité de mise, les tensions entre réfugiés syriens et habitants se font sentir au quotidien. Selon un sondage national effectué par un centre de recherche jordanien en septembre 2012, 65 % des Jordaniens se prononçaient contre la poursuite de l’accueil géré par l’État des réfugiés syriens. Entre les écoles surchargées, les problèmes d’eau et les fortes distorsions sur le marché du travail, le ressentiment jaillit peu à peu et laisse planer le risque d’une stigmatisation croissante des Syriens déjà à l’œuvre dans certaines villes du nord du pays. Aujourd’hui, l’avenir des déplacés syriens est incertain. Même si à l’instar des Palestiniens, en 1948, la logique d’une transition rapide et d’un retour au pays d’origine restent à l’esprit des Syriens, l’enlisement dans un conflit dont l’issue reste profondément incertaine met à mal l’espoir pour les réfugiés d’un retour massif dans leurs foyers.

     

    Questions d'Orient - Le 20 février 2014


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