• Égypte: Sissi, l\'homme qui ne faisait pas campagne

    Égypte:

    Sissi, l'homme qui ne faisait pas campagne

     

    C'était officiel sans vraiment l'être, depuis la semaine dernière ça l'est: le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, ministre de la défense et chef du pays depuis la destitution de Mohamed Morsi à l'été dernier est candidat à la présidentielle. Cela fait longtemps que sa candidature ne fait plus aucun doute mais lui préférait maintenir le monde en haleine.

    En réalité ce temps de latence entre le vote de la constitution mi-janvier et la proclamation de sa candidature est dû au fait que l'homme devait aménager son départ du poste de chef du Conseil suprême des armées et de ministre de la défense. Voilà qui est fait puisque le maréchal a nommé son successeur en la personne du général Sediq Sobhi devenu ministre de la défense et chef des armées. Le général Mahmoud Hegazi a été nommé chef d'État-Major.

    Sissi a annoncé sa démission de son poste militaire dans un communiqué sous forme de vidéo où on voit l'homme s'annoncer candidat à l'élection présidentielle...tout cela vêtu du treilli militaire. Pas très habille on dit certains. Dans un discours qui mêle arabe classique et dialectal, il lance solennellement : "Je me tiens devant vous aujourd’hui pour la dernière fois dans un uniforme militaire, après avoir décidé de quitter mes fonctions de ministre et de chef de l’armée, (...) pour récupérer l’Egypte et la construire".  Le maréchal mentionne des "défis, de missions extrêmement difficiles, d’économie fragile, de chômage, de santé" et promet d'oeuvrer à "débarrasser l’Egypte du terrorisme" une fois élu au terme du scrutin prévu les 26 et 27 mai.

    C'est en suivant en suivant le calendrier dicté par l'HCE (Haute Comission électorale) que l'Égypte va pouvoir se doter d'un nouveau président un peu moins d'un an après la destitution du président Mohamed Morsi, seul président jamais élu démocratiquement en Égypte mais très vite contesté par la rue et finalement destitué par son chef des armée. C'est en virant Morsi que Sissi s'est construit cette aura qui fait aujourd'hui de lui l'homme le plus populaire d'Égypte. Face à lui, rien ne semble pouvoir résister: normalement il n'aura à affronter qu'un seul prétendant au siège de la magistrature suprême les 26 et 27 mai prochains. Il s'agit d'Hamdine Sabahi, figure populaire de gauche, déjà candidat en 2012 et arrivé troisième derrière Morsi et Ahmed Chafiq. Les autres candidats potentiels ont en fait préféré se retirer ayant compris que leur présence aurait donné un aspect démocratique à l'élection alors même qu'il n'y a aucun suspens quant aux résultats.

    Sabahi se dit pourtant candidat pour représenter "la révolution", et pour empêcher que le scrutin ne "se transforme en un référendum avec un seul candidat". Clair dans ses engagements, le candidat pense pouvoir concourir au poste convoité malgré l'alignement systématique des magistratures et institutions étatiques sur son rival; une détermination indéniablement mais un départ avec un handicap lourd sinon intraitable. Baheieddine Hassan, président du Centre du Caire pour les droits de l’homme, estime, qu’il est difficile d’imaginer que les institutions étatiques soient neutres dans cette course à la présidence: "Jusqu’à présent, le gouvernement n’a démontré aucune preuve d’impartialité", déclare-t-il.

     

    Toutes ces tractations ont un petit fait oublier l'armée qui s'est déclarée "loin de ces processus d'élection" ce à quoi personne ne croit, cela va de soi. C'est le porte-parole de l'institution qui a annoncé que le maréchal allait déclarer sa candidature mercredi dernier et le discours de ce dernier a été publié sur la page facebook de l'armée égyptienne en arabe et en anglais. Les liens sont si étroits... D'autant qu'il y a quelques semaines, l'armée, principale source pour alimenter le siège de président en Égypte (tous les présidents sauf Morsi étaient issus des rangs militaires) avait mandaté clairement le maréchal pour les élections. Le Conseil suprême des forces armées, réuni sous la direction du maréchal, avait déclaré dans un communiqué fin janvier que "la confiance populaire donnée au maréchal Sissi est un appel auquel il faut répondre". Aujourd'hui, le journal égyptien al-Ahram affirme clairement que le maréchal agit en violation de la loi électorale puisque des membres en fonction de l'institution militaire sont en action pour sa campagne. Très confiant, Sissi a répondu  ne pas mener de campagne "classique".

    Des interrogations aussi persistent quant à son programme et à son équipe pour mener à bien son élection.

    Au lendemain du discours où l'on apprenait sa candidature, la télévision officielle de l'État égyptien a diffusé une vidéo du maréchal entouré d'une équipe; son équipe ?  Toujours est-il qu'aucun nom n'a fuité mais que des visages connus sont apparus: on retrouve Mohamed Badrana, chef de l'Union des étudiants mais aussi de nombreux membres de l'équipe de Amr Moussa, arrivé 5ème aux élections de 2012. Ahmad Kamel son porte-parole en fait parti entre autre.

    Concernant l'organisation interne de l'équique d'Abdel Fattah al-Sissi, Ahmad Kamel a déclaré à l'Hebdo que les bureaux seraient organisés d'une manière triangulaires.

    -> Il y aurait un bureau regroupant une équipe de campagne dont le coordinateur est l'ancien ambassadeur à l'Union Européenne du pays, Mahmoud Karem.

    -> Il y aura un service de conseiller regroupant Amr Moussa, des chercheurs sous la houlette de l'écrivain et ancien conseiller de Nasser Hassanein Heykal, aujourd'hui octogénaire.

    -> Enfin il a été attesté de la présence d'une troisième bureau mais sur lequel les mystères persistent. Il serait chargé de travailler sur un programme ou plutôt "projet d'État" comme aime appeler ces travaux les partisans de Sissi. Le calendrier d'application de ce programme sera aux mains du gouvernement pour mettre en place des futures réformes. En revanche, la composition de ce bureau est restée inconnue et des experts ont émis l'hypothèse qu'il soit composé d'un groupe de militaires, auquel cas un certain nombre de gradés.

    "Nous avons avancé certaines idées mais nous attendons le programme pour donner notre avis", a déclaré l’un de ces conseillers sous couvert de l’anonymat. Pour ce dernier, Sissi incarne l’homme fort capable de faire revenir la stabilité dans un pays secoué par des crises économiques et sécuritaires.

     

    Dans tous les cas, les priorités absolues du "futur président" comme le nomme déjà al-Ahram seront la reprise économique et la mise en place de solution pour stopper la dérive sécuritaire alarmante pour tout le Moyen-Orient.

    L'économie égyptienne est en effet en crise avec le recul des investissements et la quasie absence de tourisme en raison de l'insécurité. Le tourisme était avant la recette majeure du PIB additionné avec l'argent des travailleurs égyptiens travaillant à l'étranger.

    Pour la reprise en main de l'économie, le pouvoir compte sur les aides étrangères et surtout celles des pays du Golfe : l'Arabie Saoudite, le Koweït et les Émirats Arabes Unis. Ces derniers ont injecté douze milliards de dollars sous forme de prêts, et livraison d'hydrocarbure au pays égyptien. Actuellement, beaucoup voient ces aides comme le facteur décisif pour l'élection de Sissi à la tête de l'Égypte. Une source diplomatique explique que des tractations ont lieu, notamment avec Abou-Dhabi, pour une assistance d’environ 20 milliards, une fois le maréchal élu; il s'agirait d'"une sorte de plan Marshall pour secourir l’Egypte et garantir la stabilité du pouvoir de Sissi", rajoute cette même source.

    En réalité, ce sont des investissements au long court qui ont déjà commencé avant même le début d'un probable mandat de Sissi. Un grand des Grands émirati a investi quarante milliards de dollars pour la construction d'un million de logements destiné aux classes moyennes dans le pays le plus peuplé du monde arabe et où le mal-logement est une cause majeure de violence et délinquence. Ces constructions ont lieu en étroite collaboration avec l'armée et sous la houlette de l'Autorité dirigente d'ingénerie aussi rattachée à l'armée. Le chantier devrait prendre fin dans trois ans.

    Les principaux bailleurs, les Émirats auraient aussi entrepris d'investir dans la construction de 25 silos à blé et 100 écoles et dispensaires. Selon Reuters qui cite une source militaire, l'armée serait en fait l'institution préférée des pays du Golfe puisque c'est elle qui a reçu la charge de distribuer et investir l'argent aux bons endroits. Elle est en effet considérée comme l'institution la plus sûre et la plus en règle.

    Parallèlement, pour consolider la candidature de leur petit protégé, la presse de ces pays fait sa propagande laissant entendre qu’un plan Marshall sera lancé par les pétrodollars du Golfe. Dans un article publié en février dernier dans le quotidien saoudien Al-Hayat, le journal dévoile, selon des "sources bien informée" , que le projet économique d’Al-Sissi est basé sur de "gigantesques projets de développement", en comptant sur un "soutien arabe-Golfe". Selon le journal, l’ex-ministre de la Défense va proposer des plans de développement d’envergure basés sur des études et recherches élaborées par des centres spécialisés égyptiens et du Golfe. Le programme comprend aussi la création d’un Fonds arabe pour le développement du Canal de Suez et le financement des transactions d’armes pour l’armée.

    C'est donc très probablement une cause extérieure qui va déterminer l'avenir du pays et qui va influencer l'élection.

     

    En réalité, le défi majeur du futur président sera la capacité à porter un coup d'arrêt à la dérive sécuritaire qui sévit dans le pays depuis la révolution de février 2011 avec l'apparition de noyaux djihadistes notamment dans le Sinaï, en Haute-Égypte. Ne citons qu'Ansâr Beït al-Maqdess qui a déjà revendiqué des dizaines d'attentats.

    Ces groupes djihadistes aussi malseins qu'indépendants et inconnus, ce qui rajoute une contrainte de plus, ont multiplié les attaques contre les forces de l’ordre faisant plus de 200 morts en quelques mois. Aujourd'hui encore, trois bombes ont explosé simultanément devant l'université du Caire faisant deux morts dont un général.

     

    Globalement, il s'agit donc d'une élection égypto-golfique puisqu'en cas de victoire de Sissi, l'Arabie Saoudite, les Émirats et le Koweït seraient les premiers investisseurs pour aider le nouveau président. Il s'agirait d'une véritable soupape de décompression pour le pays sous pression constante depuis l'éviction de Morsi et durant ces mois où les Frères Musulmans ont passé leur temps au tribunal et où la justice s'est mise à condamner 528 hommes à la peine de mort. Il en faudra incontestablement plus pour redresser le pays.

    En attendant, les trois pays du Golfe y ont trouvé le terrain idéal de combat indirect contre leur rival qatari soutien actif des Frères Musulmans, confrérie en guerre contre le wahhabisme saoudien pour le monopôle de l'Islam politique.

    Pour Mohamad Ezz Al-Arab, politologue au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques d’Al-Ahram, pour les pays du Golfe, la stabilité de l’Égypte est une sérieuse garantie pour la stabilité de cette région notamment en raison du poids démographique que représente l'Égypte dans le monde arabe. Conserver la paix sociale en Egypte, en s’engageant dans des projets de développement est une stratégie que ces monarchies adoptent, pour éviter que les Égyptiens n'aillent une troisième fois sur la place Tahrir avec un risque d’un retour des Frères musulmans sur la scène. "Les monarchies du Golfe parient sur Al-Sissi pour plusieurs raisons. Elles le considèrent comme le sauveur de leurs trônes face aux Frères musulmans. Il est aussi le symbole de l’institution militaire avec qui ils partagent la même politique de sécurité régionale", dit Ezz Al-Arab. Le chercheur rajoute que "ce soutien va aussi aider à augmenter les chances de réussite d’Al-Sissi, donnant l’impression aux Égyptiens que la situation ira de l’avant, surtout que la crainte d’une sorte de blocus par l’Occident et Washington en cas de victoire d’Al-Sissi hante des gens". Ce soutien a un autre côté sombre. Abdel-Khaleq Farouq regrette que les milliards de ces monarchies ne se traduisent par une application des politiques internes de ces mêmes monarchies. En revanche, compter uniquement sur l’appui du Golfe ne peut garantir "ni redressement de l’économie, ni succès du futur régime".

     

    Mais enfin, qu'est-ce que c'est bon d'avoir le Golfe (ou presque) avec soi !

     

    Questions d'Orient - Le 02 avril 2014


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