• Égypte: le serpent qui se mordait la queue...

    Égypte:

    le serpent qui se mordait la queue...

     

    "Moubarak dégage". Ce furent les mots d'une révolte égyptienne, seconde à s'inscrire dans les printemps arabes et déclenchée depuis le 25 janvier 2011. C'est à la puissance de leurs voix et à leur force de conviction que des centaines de milliers d'Égyptiens ont enflammé la place Tahrir. Le pays a soufflé les bougies d'une révolution qui a gagné...une fête terne dans le fond, l'envie et la joie étant un peu nuancées par un sentiment de retour à la case départ.

    La place Tahrir est restée emblématique et nous pouvons en être sûr, elle le restera encore longtemps. Le 25 janvier 2014, une foule massive, digne d'un printemps arabe était rassemblée mais dans l'union, la joie et les valeurs actuelles, ou plutôt la valeur actuelle: le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, l'homme fort l'unique, le seule celui que tous veulent; à quelques exceptions près rien de bien important. En effet, actuellement le pays entier semble s'être levé contre le pouvoir accusé d'être responsable de tous les maux du pays entre 2012 et 2013: les Frères Musulmans, puissante conférie islamiste dont Morsi était élu. Morsi a été le seul président élu démocratiquement en Égypte mais déchu le 3 juillet 2013 par le général puis maréchal Sissi depuis lors au pouvoir. Cet inqilâb (coup d'État en arabe) comme le nomme les partisans fréristes explique la mobilisation croissante de la confrérie et les manifestations contre le pouvoir militaire imposé depuis sept mois par Sissi; des manifestations qui ont fait plus de 1 400 morts dans les rangs islamistes ce qui tend à faire relativiser l'Occident et le Moyen-Orient (un peu moins que l'Occident néanmoins) sur l'avenir et les résultats concrets de la révolte.

    Et pourtant, lorsque l'on voit la ferveur populaire et le consentement réel et voulu à un pouvoir militaire de la part de la population de l'Égypte, on ne peut que se dire que Sissi a gagné la bataille de la légitimité, de la voix stratégique et diplomatique. Sissi a gagné la bataille et il sera élu, comment en douter? Ce n'est pas sa fausse modestie, partie intégrante de cette mise en scène autour du personnage qui pourra nous en faire douter. Sissi a gagné. Le tout est de savoir si nous pourrons dire dans dix ans: en 2013, la démocratie égpytienne semblait reprendre la main, en 2014, elle a été assassinée de nouveau; la démocratie est morte, vive la démocratie... A court terme donc il faut espérer voir le maréchal Sissi user d'un pouvoir qui saurait répandre et déléguer pour rebâtir le pays même si on ne peut contester qu'après un effondrement, une guerre civile, un pays en difficulté économique, une main de fer peut parvenir à restaurer une nation; ce n'est d'ailleurs pas pour rien que Sissi a souvent été comparé au Général de Gaulle au lendemain de mai 1945 dans une France se redécouvrant.

    Se redécouvrir...serait-ce actuellement le but prôné par le soutien à Sissi? Est-ce réellement ce que veulent les Égyptiens? Si la réponse est positive, il semble alors que cette population ait oublié ou ne veuille pas voir que le régime de Sissi réprime certes leurs opposants d'aujourd'hui mais ne fait qu'un remixe d'un régime Moubarak. Bien ou Mal, là n'est pas ma question. Mais force est de constater que les craintes d'un retour à l'État policier ne sont que trop légitimes. Car si la population a tourné son combat contre les Frères Musulmans, déclarés organisation terroriste, la répression a aussi touché des membres de l'opposition laïc militant pour un rôle moindre de l'armée et du pouvoir de Sissi.

    Depuis que le président Morsi a été destitué ce n'est pas simplement les Frères Musulmans qui ont pris un sérieux coup sur la tête avec l'arrestation ou la mort dans les manifestations de chef ou de militants mais c'est tout un pays qui est retombé dans un trou...ce n'est pas encore un gouffre mais l'écart est mince. Des dizaines de policiers ont payé le prix de leur engagement patriotique suite aux attaques d'Ansâr Beït al-Maqdess, groupe djihadiste du Sinaï et suite à la dérive sécuritaire qui imprègne le pays, traduction notamment des revendications communautaristes haineuses traditionnelles faisant de confronter fréristes et coptes.

    Entre temps, la Constitution qui avait été votée et approuvée sous Mohamed Morsi a été modifiée en faveur du nouveau pouvoir. Les élections présidentielles seront organisées dans les trois mois qui viennent ce qui signifient qu'elles interviendront avec les élections législatives. Sur le calendrier cela avantage Abdel Fattah al-Sissi qui n'est encore que ministre de la Défense et chef suprême des armées...m'enfin le président par intérim est inconnu et ne contrôle absolument rien puisque le seul organe qui contrôle du concret est l'armée et l'armée est contrôlée par Sissi. L'armée elle-même est le soutien le plus précieux du maréchal puisqu'elle l'a porté dans la situation actuelle, lui accorde tout son soutien ce qui importe beaucoup sur le moyen et long terme et l'exhorte actuellement à se présenter à la présidence. D'autant que la crainte qu'inspire le maréchal et ses méthodes peu orthodoxes ont écarté de sa route toute potentielle opposition.

    Du point de vue de la politique étrangère, les Frères Musulmans ont vraiment tout perdu puisqu'ils sont activement combattus par la monarchie wahhabite d'Arabie et que les États-Unis voient en Sissi la possibilité d'une stabilité dans la région. Pour cela, la puissance américaine n'hésite pas à financer l'armée même si Obama tend à réduire l'aide économique et à glisser vers une observation passive hésistante face aux changements géopolitiques.

    Alors quoi? Quel avenir pour ce pays, le plus peuplé du monde arabe? Que va devenir la démocratie, lueur d'espoir, moteur d'un mouvement social et démographique sans précédent dans les mondes arabes? Mais surtout, a-t-on là l'exemple parfait à court terme d'un serpent qui se mord la queue et qui est en train de revenir à la case départ, traduction cinglante de l'échec de la révolution?

    Pour cela nous nous baserons sur la confrontation de deux points de vue: celui de M. Mongrenier, chercheur à l'Institut More et collaborateur de Hérodote, revue référence en géopolitique et le point de vue et M. Moreau Defarges membre de l'IFRI (Institut Français de Relations Internationales). Leurs points de vue ne sont pas opposés mais sont différents sur certains points.

    Pour Jean-Sylvestre Mongrenier "il est vrai que la révolution du Nil a été trop vite célébrée et encensée". Selon lui, l'histoire n'a pas encore assez fait son travail pour pouvoir avoir un jugement définitif à l'heure actuel. Les mutations sont encore trop grandes et elles sont clairement visibles au jour le jour. "Il n'y a pas eu de bouleversement d'ensemble de la société politique. L'armée a conservé le pouvoir ultime et les réseaux de l'ancien régime ont pu se reconstituer", admet-il. "Lorsque l'armée a déposé Mohammad Morsi, nombre de ses supports ont affirmé que la révolution continuait. En fait, ce retournement de situation fait penser au retour du même : la continuité prévaut et l'on a le sentiment de revenir au point d'origine ; c'est d'ailleurs le sens premier du mot révolution", estime M. Mongrenier.

    "Non; il ne faut pas oublier que l'Égypte a beaucoup de problèmes économiques et sociaux, notamment, et que la démocratie ne se réalise pas en un seul jour". Cette vision un petit peu plus catégorique appartient à M. Defarges qui estime que l'on peut repartir de rien et construire tout en si peu de temps. La vision au long terme est donc essentielle et nos jugements ne peuvent être aussi attifs. Les communautarismes exacerbés menant à des tensions physiques et violentes doivent s'estomper puisque le pays est multiconfessionnel et que chaque pan de la population (laïcs, démocrates, libéraux) se sont montrés tout à fait incapable dans le laps de temps qu'il leur a été laissé de gérer le pays. "Mais je ne pense pas que ce soit l'échec de la révolution égyptienne. Nous ne pouvons pas demander à une société de s'organiser rapidement après des décennies d'autoritarisme. Le processus d'apprentissage à la démocratie exige du temps. Si les civils assuraient le pouvoir immédiatement, cela pourrait se passer bien plus mal que prévu", insiste monsieur Defarges.


    "Dans le cas de l'Égypte, à l'instar d'autres parties du monde arabe et musulman, il ne faut pas identifier laïc et civil", relativise néanmoins M. Mongrenier. Les Frères Musulmans incarnent quelque part la puissance civile face aux militaires et à leur pouvoir puisqu'ils contrôlent l'Égypte mais à la différence qu'ils représentent une puissance non laïque. "Du temps de Moubarak, ce sont les Frères Musulmans et leur action dans la société qui constituaient une large part de la société civile. Entre deux phases répressives, les nassérides ont entretenu des relations ambivalentes avec la confrérie. Pourvu qu'elle ne conteste pas frontalement leur monopole sur le pouvoir politique, ils la laissaient prendre en charge les questions sociales et mener ses activités caritatives", rajoute M. Mongrenier. Ces relations ambivalentes et ambigües expliquent pourquoi les Frères musulmans, début 2011, n'étaient pas aux avant-postes de la contestation.
    "Une partie des forces laïques en Égypte et dans le monde arabe, demeure marquée par des thématiques gauchisantes héritées des années 1970. En regard des problématiques socioéconomiques et des enjeux géopolitiques contemporains, ces thématiques sont décalées. Il est patent que les solutions et slogans mis en avant ne sont pas opératoires. Initialement, les systèmes autoritaires et patrimoniaux ébranlés par le printemps arabe sont des formules politiques laïques qui, au fil du temps et par la force des choses, ont cherché des accommodements avec l'islam et la charia" ajoute M Mongrenier.

    Par conséquent et pour calmer les ardeurs et les craintes d'un retour à un État policier apparenté à l'État Moubarak qui semblait vaincu, Defarges assure qu'un tel retour n'est pas possible. Le titan a été maté et il est mort. Maintenant, cela n'exclu en rien la possibilité que face à des manquements, des incompétences et des mouvements sociaux de contestation, Sissi applique une répression sans chercher un dialogue.


     Concernant le ou les dangers que l'on pourraient appeler "extérieurs" à la société civile égyptienne même (nous pensons bien sûr à la zone du Sinaï devenue bastion du djihadisme égyptien, Jean-Sylvestre Mongrenier soutient que cette zone est en proie à des formes d'agitation d'actions et de rébellion qui sont composés sur des socles de logiques tribales, islamisme et trafics divers. Ansâr Beït al-Maqdess en est l'exemple probant et l'absence d'informations sur les financements du groupe, ses alliances, ses affinités, ses cibles, ses combattants font de ces sources d'agitation actuellement en position de force et jugées capables de déstabiliser la société des représentations explicites de cette société instable. "Dès le départ des événements en Égypte, les tribus et diverses formes d'islamo-gangstérisme se sont imposées dans ce territoire. L'activisme de ces différents groupes s'est longtemps nourri des trafics avec la bande de Gaza, le pouvoir central égyptien ayant perdu le contrôle de la situation locale, en partie à tout le moins, dès avant la révolution du Nil. Très tôt, certains observateurs parlent du Sinaï comme d'un petit Afghanistan local", affirme M. Mongrenier.
    « Il est aisé de comprendre que ce chaudron infernal est propice au développement du djihadisme international, avec implantation de groupes armés déracinés. Ceux-ci mènent la lutte sur un plan global, leurs objectifs dépassant un cadre territorial bien limité".  Cadre territorial donné au départ étant l'Égypte mais touchant aussi de plein fouet le voisin hébreu Israël recevant régulièrement des roquettes des terres montagneuses voisines et préoccupé par cette dérive sécuritaire massive dans une zone importante géopolitique et historiquement. D'après M. Mongrenier, "la coopération sécuritaire israélo-égyptienne repose donc sur des intérêts réciproques : le pouvoir militaire égyptien est la cible première de l'islamo-terrorisme".


    Pour M. Defarges, l'interrogation majeure sur la zone doit porter sur l'état actuel de l'islamisme extrémisme dont les variables géostratégique sont inconnues. La culture du mystère autour de ces nouvelles menaces fait de ces groupes des fantômes (aucun archétype du terroriste du Sinaï à rechercher) et rend difficile l'évaluation des forces en présence. "S'ils sont dans une situation difficile, les extrémistes peuvent être tentés de créer des forteresses ; des zones d'insécurité où ils instaureront des États islamiques. Et de ce point de vue, le Sinaï est idéal. La péninsule serait alors un piège pour les armées israélienne et égyptienne " explique l'expert. Au cas où un repli stratégique du groupe interviendrait dans le Sinaï pour faire de la zone frontalière un endroit de djihad montagnard, Le Caire devrait pouvoir s'appuyer sur l'Arabie Saoudite et les États-Unis, alliés de marque multipliant les signes de soutien.

    « L'Arabie saoudite soutient largement, sur les plans politique et financier, le pouvoir militaire qui a évincé Mohammad Morsi et les Frères musulmans. À Riyad, le républicanisme de la confrérie, son prosélytisme et son militantisme sont perçus comme autant de menaces", affirme M. Mongrenier. "Plus largement, Riyad orchestre une sorte de contre-révolution régionale, et ce depuis le golfe Arabo-Persique jusqu'aux rives de la Méditerranée orientale, voire jusqu'aux côtes atlantiques du Maroc. L'idée étant de consolider la monarchie wahhabite face à la version locale des Frères et à une possible sédition. On comprend ici que les lignes d'affrontement doivent être saisies selon différents ordres de grandeur. Autrement dit, le choc entre militaires et islamistes égyptiens renvoie à d'autres niveaux d'analyse. Il faut prendre en compte le jeu de l'Arabie saoudite, simultanément engagée sur le front d'une lutte contre la confrérie et les forces dites révolutionnaires, à l'intérieur du monde sunnite, et contre le régime iranien qui anime une sorte d'arc chiite au Moyen-Orient », ajoute M. Mongrenier.

    L'Arabie Saoudite est dans une situation très grave économiquement parlant notamment selon M. Defarges: "L'économie du royaume éprouve de grandes difficultés, surtout avec le chômage des jeunes. Le régime de Riyad ne sait pas se réformer, car la réforme implique nécessairement de mettre fin aux privilèges de la tribu royale". Par conséquent, d'un point de vue géopolitique, l'objectif final de la monarchie wahhabite en soutenant Sissi et les adversaires des Frères n'est pas simplement d'évincer une menace pour la stabilité de l'Égypte mais aussi et surtout d'assurer la stabilité économique, politique et sociale dans le royaume saoudien. La maison des Saouds a donc tout intérêt à descendre indirectement l'organisation islamiste en soutenant Fattah al-Sissi.

    Et les US? Nous avons dit au départ qu'il s'agissait là d'un allié de marque ça c'est sûr mais aussi d'un allié traditionnel. Mais cela reste à nuancé. La méfiance reste de mise depuis le bureau oval et rien n'est réellement fixé dans la politique américaine vis-à-vis de l'Égypte. L'administration Obama a déjà suspendu ou du moins largement diminué ses aides au pouvoir militaire et se tient comme observateur passif. "Faute de tierce force entre militaires et islamistes, les Américains ont un temps cru pouvoir insérer les Frères musulmans dans le jeu politique et favoriser l'émergence d'un islam de marché. Désormais, Washington estime qu'il n'a pas de réelle prise sur les événements et qu'il vaut donc mieux se tenir à distance (...). Cela n'implique pas un retrait pur et simple de la région et la renonciation à toute influence, estime toutefois M. Mongrenier. « Tout en conservant des points d'appui, des alliances et des portes ouvertes, les Américains cherchent cependant à éviter le pire (...)", achève l'expert.

    Pour Moreau Defarges il y a bien mutations des relations entre les USA et la capitale égyptienne: "Les États-Unis veulent que l'Égypte soit un point d'appui au Moyen-Orient. Néanmoins, l'administration américaine ne peut pas se permettre d'aider un régime despotique (...). À long terme cependant, Le Caire restera un partenaire régional (...) même si les relations se transforment", prétend-il. Le soucis américain aujourd'hui est leur manque de réalisme. Dans ce Blad al-Cham (Syrie, Palestine, Israël, Jordanie) et dans les monarchies du Golfe, les États-Unis ne peuvent plus s'appuyer que sur le pays hébreu. Mince pour une puissance mondiale qui se prétend gendarme du Moyen et Proche Orient. Tout l'intérêt est donc la création d'un maillage géographique solide avec des centres, pôles solides d'appui au cas où et puis pour la vie de tous les jours. "Cela est dû au fait que Washington n'a plus de politique moyen-orientale. Il n'empêche que les États-Unis sont à la recherche d'un nouveau partenaire régional, et celui-ci pourrait bien être l'Iran. Un grand pays, isolé certes mais surtout non arabe. Toutefois, un partenariat avec Téhéran implique un prix à payer : accepter l'Iran comme puissance nucléaire civile, mais également militaire. Ce qui est, pour cette dernière option, inconcevable à Washington. Il faut donc, observer l'évolution des relations entre l'Iran et les États-Unis" estime M. Defarges.

    Complexe géopolitique du Moyen-Orient, tout semble se jouer localement et peu à peu dessiner un maillage de lecture de la géographie résultant des printemps arabes. Rien n'est acquis, tout est en mouvement, tellement en mouvement qu'il faut parfois bien se garder d'émettre des jugements hatifs tant la surprise peut-être grande le lendemain de découvrir l'inverse des prévisions.

     

    Questions d'Orient - Le 06 février 2014


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